Bouts de bouts de rencontres en thérapie et ailleurs ...

Méthodique

© Benoît Dumont - 10 septembre 2024 - # Ailleurs

Sans doute pour donner un sens noble à son existence, ou du moins donner à sa vie une tournure plus exaltante, j’ai glissé la facture de gaz dans un livre. Sa nouvelle mission, elle l’accepte : marque-page. Pour une facture, c’est un destin plutôt heureux je trouve. Une mission variée aussi. Certains me signalent où j’en était, d’autres qu’il y a sur la page marquée une chose importante à retrouver facilement. Sacrée promotion pour une facture ordinaire : l’accès à la culture.

En principe. Si j’étais méthodique.


J’ai une grande estime pour les marque-pages, de toute nature et toutes origines. J’aime leur donner ce rôle stratégique de premier plan. Il y en a une palanquée dans les livres qui traînent ici ou au bureau. Parfois plusieurs par livres. C’est dire mon admiration.

Là où ça coince c’est que je me revois glisser la facture dans « un » livre dont le titre, l’auteur et même la forme m’échappent.

J’imagine la réaction de cette facture à qui j’ai pourtant vanté les mérites du job qui se voit soudainement déchue du prestige aussi nouveau qu’éloigné de sa mission professionnelle première, banale, originelle, strictement administrative : l’avis de paiement.
Imaginez la douleur de la douloureuse.

Alors devant la déception de cette pauvre facture trahie, je confesse qu’en vrai, j’ai menti. En réalité, depuis quelque temps je m’empare de n’importe quoi qui puisse servir de repère pour le glisser à l’endroit où j’arrive dans mes lectures et je me fiche un peu de sa nature ou de son origine. Je m’en contrefiche même. Des figurants tout au plus. La vedette c’est le contenu du livre bien entendu, pas cet accessoire hautement remplaçable. Aucune culpabilité ni responsabilité n’est à chercher du côté des marque-pages qui remplissent parfaitement la fonction. Jamais à ma connaissance un marque-page ne s’est amusé à se faufiler ailleurs que là où je l’avais placé. Ils se contentent docilement de ne lire que deux pages. Et encore, la plupart du temps, dans le noir. J’en porte l’unique et seule responsabilité. Mais voilà, ces temps-ci, j’avoue avoir négligé, au-delà de ce à quoi leur nom les réduits un peu courtement, la valeur des marque-pages.

Et c’est là que le tracas tracasse, je n’ai à m’en prendre qu’à moi-même : si cette facture ferait parfaitement l’affaire pour qui serait un chouia méthodique, je retrouve, quand je cherche, des marque-pages dans des bouquins dont j’ai oublié jusqu’à l’existence. Dans ces cas-là, évidemment, je me plonge dans le dit bouquin (ne sachant plus trop de quoi ça parle ni ce que j’avais comme autre projet) et, vu le temps qui sépare ma première lecture de cet instant, je reprends au début et.. j’y colle négligemment un marque-page ou n’importe quoi qui soit à portée et qui puisse faire fonction.

Évidemment aussi, pour qui est méthodique, une facture n’a tout simplement rien à faire en tant que marque-page. Les méthodiques rangent leurs factures dans un classeur ad-hoc et utilisent un vrai marque-page, un prévu pour, livre après livre, parce qu’ils lisent méthodiquement, un livre après l’autre, ils n’abandonnent pas au milieu du gué, ils terminent ce qu’ils commencent eux. Y compris leur assiette, oui. Sinon ? et bien sinon… C’est la chienlit. Point.
C’est vrai, imaginez un FJLMP (Front Joyeux de Libération des Marque-Pages) qui organise la rébellion, les marque-pages se mutinent et font n’importe quoi, changent de pages, de livres, de bibliothèques entières. Le chaos, la chienlit. Point.

C’est là aussi que le souci soucisse en ce qui me concerne. Vu comme ça, il faut bien reconnaître que je n’y suis pas.

Je crois que pour moi, dans le fond, je n’ai rien contre leur envol, Ils ne me servent de toute façon pas vraiment au final. En tous cas à rien pour lequel on les destine habituellement.
Cela dit, si les méthodiques utilisent en effet des marque-pages conformes et obéissants, labellisés d’origine contrôlée, j’ai quand même de bonnes surprises avec mes marque-pages pirates et contrefaits et c’est à cet endroit que je dois à nouveau être attentif à leur grande valeur. Tenez, pas plus tard que l’autre jour, j’ai retrouvé bien rangé, pile entre les pages 247 et 248, un petit texte cuit de mon cru : "les homards roulaient à vive allure, la route était glissante, ils dérapèrent et crevissent" (1994, il est noté). Très hors sujet du livre étonnamment. Il devait m’ennuyer.

Alors je reconnais que si la surprise était tout simplement émouvante et délicieuse, ma méthode présente quelques désavantages quand il s’agit de documents ayant un objectif, disons, plus trivial.

Comme c’est la rentrée et qu’un peu d’organisation pourra m’être utile, je vais trouver un classeur, sur lequel j’écrirai « marque-pages » et j’y mettrai tous ceux que je retrouve égarés dans mes livres. Je n’y mettrai pas mes factures, ce sont assez rarement des jolies surprises émouvantes et délicieuses.

Et ce sera comme un livre où chaque page est un marque-page. Un livre de marque-pages vétérans mis en valeur par des marque-pages novices. Pour services rendus. Ca leur rendra justice et ils pourront partager leur expériences. « T’as lu quoi toi ? » « 65 à 66 et toi ? » « 411 à 412 », « de quoi ça parle ? » J’en sais rien j’ai jamais été à la 413, ni même à la 410, juste un arrêt entre la 293 et la 294 mais je vois pas le lien » « et tu faisais quoi avant ? », « liste de courses de Noël 1982, toi ? », « Poème approximatif 1994 » … Ca leur fera de bons moments quand même.

Pour les factures je ne sais pas encore mais, comme c’est la rentrée, je mets déjà de l’ordre dans mes marque-pages. Ensuite on verra. Une chose après l’autre. Méthodique.

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